Succès planétaire, Les Misérables de Victor Hugo n'ont toujours pas révélé tous leurs secrets. Pour leurs 150 ans, retour sur les coulisses agitées d'un ouvrage majeur de la littérature française.

Commençons par une devinette : quel est le véritable prénom de Cosette (qui n'est qu'un surnom) ? Réponse : Euphrasie. Oui, Euphrasie. Qui parmi nous le savait ? C'est là tout le paradoxe des Misérables, sans doute le plus grand roman français, dont tant de personnages - Jean Valjean, Javert, Gavroche... - imprègnent profondément l'inconscient collectif (combien de fois n'a-t-on pas entendu que les époux Balkany étaient les "Thénardier des Hauts-de-Seine" ?) : on croit l'avoir lu (bien souvent ce n'était qu'une version abrégée), on en a vu (ou subi) nombre d'adaptations sur grand ou petit écran, mais, en réalité, on ne le connaît pas. La Maison de Victor Hugo avait même osé intituler l'une de ses expositions, en 2008, non sans un brin de provocation : "Les Misérables", un roman inconnu ? A la veille du 150e anniversaire de sa publication - le roman est paru le 30 mars 1862 -, retour sur les grands et petits secrets qui ont présidé à ce chef-d'oeuvre.

Un roman né d'un adultère

Le 5 juillet 1845, un commissaire de police parisien, accompagné d'un mari courroucé, tape à la chambre d'un appartement de la rue Saint-Roch, à deux pas de la place Vendôme. A l'intérieur s'ébattent Victor Hugo et sa bonne amie Léonie Biard. Flagrant délit d'adultère. A l'époque, on ne badine pas avec ces choses-là : Léonie est incarcérée. Le poète d'Hernani, 43 ans, protégé par son immunité de pair de France, échappe, lui, à la prison. Mais pour éviter l'opprobre, il s'enferme à double tour chez lui, place Royale (aujourd'hui place des Vosges). Et comme il faut occuper ses jours, il se lance dans un roman. Son titre ? Jean Tréjean. Rebaptisé un peu plus tard Les Misères.

Aucun plan

Si invraisemblable que cela paraisse si l'on songe à la longueur (plusieurs millions de signes) et à la complexité de l'ouvrage (dont l'action court de 1794 à 1833, croise la bataille de Waterloo et les barricades de 1832, tout en brassant des centaines de personnages), Hugo se lance dans l'aventure sans le moindre plan préétabli. Ah si ! On a retrouvé quatre lignes griffonnées dans un coin : "Histoire d'un saint. Histoire d'un homme. Histoire d'une femme. Histoire d'une poupée." C'est tout.

Pas une ligne pendant douze ans

Pris dans la tourmente de la révolution de 1848, Hugo suspend l'écriture des aventures de Cosette, Fantine et Valjean. Puis vient l'exil. Il faudra attendre 1860 pour que le patriarche de Guernesey note : "Tiré Les Misérables de la malle aux manuscrits." Et sur le manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale, on peut lire, au milieu du chapitre "Buvard, bavard" : "14 février 1848 (Ici, le pair de France s'est interrompu, et le proscrit a continué) - 30 décembre 1860, Guernesey."

Table tournante

Ce qui suit va sans doute porter un coup à tous les hugoliens rationalistes : le titre des Misérables, notre grand roman national, a été trouvé par une table tournante. On se souvient que, dans l'espoir de communiquer avec sa fille Léopoldine, morte noyée en 1843, le poète dialoguait avec l'au-delà lors de séances de parapsychologie familiale. Un système attribuant des lettres de l'alphabet au nombre de coups frappés par le pied de la table finissait par former des phrases. Et c'est ainsi que le 15 septembre 1853, à 19 h 30, la table tournante ordonne au poète : "Grand homme, termine Les Misérables !" Ce nouveau titre trouvera sa résonance dans une célèbre phrase du roman : "Il y a un point où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables ; de qui est-ce la faute ?"

Clins d'oeil

Les Misérables regorgent d'allusions à la vie de Victor Hugo, au point que certains exégètes y voient presque une autobiographie camouflée sous les dehors d'un immense roman-feuilleton. Allusion codée à sa maîtresse Juliette Drouet : on croise ainsi dans les allées du couvent du Petit-Picpus, où Cosette et Valjean se cachent, une "Mlle Drouet, mère des Anges" ; et la date du mariage de Cosette et Marius (personnage qui emprunte, lui, nombre de traits au poète, à commencer par son deuxième prénom, Marie), le 16 février 1833, correspond à la première nuit passée par "Totor" avec Juliette. Allusion aussi, plus osée encore, à Léonie Biard, qui, on l'a vu, fut très involontairement à l'origine du roman : Jean Valjean cache son trésor dans une clairière de Montfermeil, au lieu-dit "Blaru", pseudonyme sous lequel Léonie Biard signait ses articles dans L'Evénement.

Le contrat du siècle

En ce temps-là, pour décrocher un best-seller, un éditeur devait parfois prendre le bateau. C'est ce que fit Albert Lacroix, en venant négocier directement avec Hugo à Guernesey, doublant ainsi tous ses concurrents. L'éditeur belge offre 240 000 francs-argent pour Les Misérables. Du jamais-vu, l'équivalent de 600 000 euros aujourd'hui. Hugo signe le contrat. A partir de ce jour-là, le plus célèbre exilé de France n'aura plus jamais de problème d'argent. Mieux, avec les seuls droits des Misérables, il fait ravaler la façade d'Hauteville House, sa maison de Guernesey, y laisse construire sur le toit son fameux look-out, cette pièce de verre où il écrira désormais, pourvoit à la dot de sa fille Adèle (50 000 francs) et investit le reliquat en actions - ce qui ne manque pas d'une certaine ironie, si l'on songe que le roman sonne comme une formidable charge contre tous les exploiteurs de la misère humaine...

Sac waterproof

Encore faut-il acheminer le monstrueux manuscrit vers les imprimeries du continent. Pour l'occasion, Victor Hugo fait l'acquisition d'un "sac waterproof", comme il le note dans son agenda. Précaution inutile, la traversée fut calme.

Lancement mondial

La première partie des Misérables paraît le 30 mars 1862 à Bruxelles, sous l'enseigne de Lacroix et Verboeckhoven (les bibliophiles considèrent qu'il s'agit là de l'édition originale), et le 3 avril à Paris, chez Pagnerre. Il est simultanément diffusé dans une douzaine de capitales - Lisbonne, Rome, Londres, Moscou, Rio... - en français. Quinze jours après la sortie, on compte déjà cinq éditions pirates... En quelques mois, malgré un prix élevé, il se vend 100 000 exemplaires du livre à travers le monde, chiffre considérable pour l'époque.

Emeute pour un roman

Le jour de la parution de la seconde partie, le 15 mai 1862, dès 6 h 30 du matin, la foule des libraires, livreurs, lecteurs et curieux fut telle devant la boutique de l'éditeur Pagnerre, au bas de la rue de Seine, que l'on frôlât l'émeute.

Cabriolets, carrioles et même brouettes créèrent un embouteillage, relate Jean-Marc Hovasse, jeune et brillant biographe du poète, dont on attend avec impatience (pour 2015 ?) le troisième tome de la somme entamée en 2001 (1). On le voit, les grands stratèges marketing d'Harry Potter avec leurs lancements à minuit dans les Virgin Megastore n'ont rien inventé...

Des longueurs ?

On ne peut pas dire que les confrères de Hugo accueillirent ce triomphe avec aménité. Flaubert y voit un "livre fait pour la crapule catholico-socialiste" et George Sand déplore que Mgr Bienvenu, l'évêque de Digne sur lequel s'ouvre le roman, soit si favorablement présenté. Mais le coup dont l'écho, peut-être, sera le plus durable vient de Barbey d'Aurevilly. L'auteur des Diaboliques dénonce un certain nombre de "hors d'oeuvre inutiles, superposés à l'action, qui hachent l'intérêt du récit". Sont visés : le chapitre de Waterloo, la longue tirade sur le "gamin de Paris" ou la description minutieuse du couvent de Picpus. Et c'est en effet ce qui surprend le lecteur du XXIe siècle : s'il faut un coeur de granit pour ne pas laisser échapper une larme à la scène de la rencontre de Cosette et de Jean Valjean ou à la mort de Fantine, certaines digressions sur Paris ou l'Empereur peuvent déconcerter, en effet, même si elles sont portées par une plume géniale, qui ne faiblit pas un instant au cours des 1 500 pages.

Gabin, Ventura, Depardieu...

Hugo était mort depuis douze ans à peine que le cinéma s'emparait déjà de son chef-d'oeuvre. Ce sont les frères Lumière eux-mêmes qui s'y attelèrent les premiers, en 1897, tournant des saynètes autour des principaux personnages. Parmi la cinquantaine d'adaptations qui suivront, se distingueront celle de 1933, avec Harry Baur en Jean Valjean, la grosse machine de Jean-Paul Le Chanois (Bourvil en Thénardier et Gabin en Valjean), en 1958, sur des dialogues d'Audiard et Barjavel, ou encore le téléfilm de Robert Hossein (cette fois, c'est Lino Ventura qui endosse la casquette de Valjean), en 1982. Pour être franc, aucune n'a complètement convaincu.

Question de rattrapage. Comment s'appellent les deux filles des Thénardier élevées avec Cosette ? Eponine et Azelma. Quand on vous parlait d'un "roman inconnu"...

(1) Victor Hugo. Avant l'exil (1802-1851) et Victor Hugo. Pendant l'exil 1 (1851-1864), par Jean-Marc Hovasse, Fayard.

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